L’ayawaska n’est pas un hallucinogène
Patrick Deshayes
Directeur du département anthropologie, Université Paris VII
Introduction
1
L’ayawaska
est une décoction employée par de nombreux groupes indiens de
l’Amazonie occidentale. On la connaît sous plusieurs noms génériques
comme yajé, caapi, natem et bien sûr ayawaska. C’est sous ce dernier nom qu’elle est le plus connue au Pérou et dans les Andes. Ayawaska comme yagé ou caapi nomme à la fois la boisson et la liane qui entre dans la composition de cette boisson. Le terme ayawaska est de langue quechua et signifie liane des morts. (Aya: cadavre, mort, défunt. Waska: terme général pour nommer les lianes.)
2
Avec
le contact de la colonisation sont apparues de nombreuses pratiques
métisses de guérisseurs empruntant les usages chamaniques les
réinterprétant dans un catholicisme populaire où les Saints et les
armées de Satan sont présents tout autant que les Esprits de la
forêt. L’ayawaska nommée souvent dans ce cadre la « purge » est
l’opérateur clé de la thérapeutique. Ces guérisseurs sont appelés
les ayawaskeros.
3
Puis est né au début du XXe
siècle, au Brésil, un culte syncrétique croisant les pratiques
d’Ubanda, les messes catholiques et l’ingestion de l’ayawaska. Cette
fois l’ayawaska est venue prendre la place laissée en creux dans la
communion : celle du Graal, du sang du Christ. Ces églises sont
regroupées sous le sigle de Santo Daime, nom de leur mouvement tout comme celui de la boisson.
4
Dans
cet article, c’est le terme d’ayawaska que nous utiliserons pour
nommer cette boisson quel qu’en soit l’usage décrit. Cette décoction
est préparée à partir principalement de la liane banisteriopsis à laquelle on ajoute un second élément végétal. J. Ott, dans son livre Pharmacoteon,
a dénombré plus de 80 végétaux qui peuvent être ajoutés. Ces 80
végétaux sont réunis en 35familles. Néanmoins, il s’agit le plus
souvent des feuilles de chacruna (psychotria viridis) mais il peut s’agir de feuilles de coca (Erythroxylon coca), de toé (Brugmansia suaveolens), de tabac (nicotiana tabacum ou nicotiana rustica) ou encore de piripiri (Cyperus sp.).
5
Si
les Indiens préparent des compositions les plus variées, chez les
guérisseurs métis le mélange est pratiquement toujours liane
banisteriopsis/ chacruna auquel on ajoute au moment de la réduction1,
et dans un rapport nettement moindre (de l’ordre du dixième ou du
centième), des feuilles d’autres plantes : coca, tabac, chiric
sanango, toé, etc.
6
J’étudie les différents usages de l’ayawaska depuis plus de vingt ans parmi les Indiens de groupe Pano (Cashinawa, Sharanawa, Mastanawa et Amahuaca du Rio Purus et Shipibo du Rio Ucayali) mais aussi parmi les groupes pratiquants du Santo Daime au Brésil et les guérisseurs métis de l’Amazonie péruvienne.
7
Le
but de cette démarche est en particulier de comparer les effets,
les interprétations des effets, les usages thérapeutiques divinatoires
ou religieux de ces dispositifs qui utilisent dans tous les cas la
même substance, d’un point de vue phytologique et pharmacologique.
Ce qui se retrouve en commun dans ces dispositifs d’intérêt et
d’usage si différents a des chances d’être spécifique de l’ayawaska.
Cette approche comparative constitue une méthode heuristique de la
compréhension des effets de l’ayawaska.
Partie I – Approche neuropharmacologique et psychopharmacologique
8
Avant d’aborder les aspects comparatifs, voyons donc tout d’abord ce qu’en dit la neuropharmacologie.
9
La
liane contenue dans la décoction d’ayawaska et qui lui donne son
nom, est connue sur le plan phytochimique et pharmacologique depuis plus
d’un siècle. Il s’agit d’une Malpighiacée lianescente.
10
Le premier à s’intéresser à cette liane fut le botaniste Spruce en 1852. Il lui donnera son premier nom scientifique, Banisteria caapi. Elle est connue aujourd’hui sous le nom de Banisteriopsis caapi.
11
Pour
préparer la décoction, à cette liane est ajouté un deuxième
composant : le plus souvent les feuilles d’un arbuste du genre psychotria. Cette plante est connue au Pérou et au Brésil sous le nom générique de chacruna. Cette plante est de la famille des Rubiacea comme le café. L’espèce la plus utilisée dans les décoctions d’ayawaska est le psychotria viridis.
Ces deux plantes contiennent des alcaloïdes, c’est-à-dire des
molécules qui renferment du carbone, de l’hydrogène et de l’azote.
Mais c’est surtout parce que la plupart des alcaloïdes possèdent une
activité biologique remarquable, souvent thérapeutique, qu’ils ont,
depuis leurs découvertes, suscité de l’intérêt.
12
Le
premier à avoir isolé un alcaloïde de l’ayawaska fut Fischer en
1923. Il le nommera télépathine. Il ne fera pas de recherches plus
approfondies. C’est en 1928 que Elger montrera que l’alcaloïde isolé par
Fischer n’est autre que l’harmine, alcaloïde isolé depuis 1847. Un
second alcaloïde, l’harmaline, sera découvert par la suite. Puis
deux autres alcaloïdes seront découverts provenant encore de la
liane : la tetrahydroharmine (THT) et l’harmol (ce dernier n’étant
présent que sous forme de traces).
13
La liane Banistériopsis Caapi contient donc quatre alcaloïdes principaux qui sont tous des β-carbolines. Les feuilles de Psychotria viridis, quant à elles, contiennent principalement de la N, N-diméthyltryptamine (DMT).
14
Si l’effet hallucinogène de la DMT est attesté, celui de l’harmine et des autres β-carbolines reste encore très contesté.
15
Pour
certains spécialistes en pharmacologie, la fonction principale de
ces alcaloïdes serait leur capacité à rendre la DMT assimilable par
l’organisme (Shulgin, 1976). En effet, administrée par voie orale, la
DMT est détruite par le foie qui produit des monoamino oxydases
(MAO). L’effet inhibiteur de la monoamino oxydase (IMAO) de
l’harmaline et de l’harmine et des autres βcarbolines permet à la
DMT de ne pas être détruite.
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Les
effets psychotropes de l’harmine et l’harmaline restent mal
compris. Naranjo (1967) prétend que l’harmaline peut être hallucinogène
mais non l’harmine. Der Marderosian (1968) et Shulgin (1976) et
quelques autres prétendent que son effet hallucinogène ne provient
que de la potentialisation de la DMT. Fericgla (1997) prétend même
que le banisteriopsis n’a aucun
effet psychoactif. Son seul effet, dit-il, est d’empêcher la
destruction de la DMT. Enfin, d’autres chercheurs (Ott, 1996)
prétendent que comme ceux des autres inhibiteurs de la monamino
oxydase, les effets de l’harmaline et de l’harmine sont
essentiellement antidépressifs. Ils auraient donc un impact important
sur la perception des effets hallucinatoires de la DMT. Les autres
alcaloïdes sont encore moins décrits.
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Je n’approfondirai pas plus cette approche pharmacologique. Que dit-elle en résumé ?
18
Que la décoction d’ayawaska est une préparation à partir de deux plantes qui contiennent chacune des alcaloïdes.Que le principal alcaloïde est contenu dans les feuilles de chacruna: il s’agit de la DMT.Que
l’autre plante, la liane, contient des β-carbolines qui
permettent tout d’abord l’assimilation par le corps du principe actif
contenu dans les feuilles de chacruna.Qu’il
existe une possible action psychotrope dans les alcaloïdes de la
liane mais les pharmacologues ne sont pas d’accord sur ce point.
19
Et
que dit-elle du savoir indigène ? Finalement la pharmacologie
classique hésite entre deux attitudes par rapport aux savoirs des
Indiens ou des guérisseurs métis :un émerveillement2 par rapport aux Indiens et à leur savoir : ces gens ont découvert les IMAO trois mille ans avant nous !;un
étonnement par rapport au fait que les Indiens donnent
l’importance première à la liane, au point de donner au breuvage le même
nom, alors qu’il est évident pour les pharmacologues que c’est
dans les feuilles de chacruna que se trouve le psychotrope clé : la DMT.
20
Que
pensez de tout cela ? Je doute pour ma part que l’usage des IMAO
par les Indiens, ou plus précisément l’usage de la liane basteriopsis, ait pour fonction la métabolisation de la DMT contenue dans les feuilles de chacruna.
Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de dire que les
pharmacologues se sont trompés sur le fait que les IMAO permettent
de métaboliser la DMT. Je dis que ce n’est pas le but recherché par
les Indiens et les guérisseurs métis. La liane a un rôle essentiel
que la pharmacologie n’a pas repérée. C’est ce que je vais tenter de
montrer dans ce travail, mais pour cela il faut passer de la
psycho-pharmacologie ou neuropharmacologie à l’ethnopharmacologie, car
c’est dans la compréhension de l’usage traditionnel que l’on peut
trouver des éléments de réponse.
Les effets des IMAO, nous
l’avons vu, sont fort peu connus sur le plan pharmacologique. J’ai
pu observer et constater, pour ma part, et ce dans des milieux fort
différents, indien, métis, ou encore européen, que les effets de la
liane seule produisent des remontés d’affects puissants voire des
états de frayeur parfois objectivés par des sensations de spasmes et
d’essoufflement et que ce sont, selon moi, ces états de frayeurs et non
les visions qui sont les éléments clés de l’action thérapeutique
des guérisseurs ou du travail encore plus complexe des chamanes.
Enfin,
si l’ayawaska et ses ß-carbolines sont indispensables pour
l’assimilation orale de la chacruna, il n’en est pas de même pour les
autres plantes. Ainsi lorsque des chamanes ou des ayawaskeros utilisent le toé ou le tabac, il n’y a aucune nécessité d’ajouter de la liane banisteriopis
pour que leurs alcaloïdes soient agissants oralement. Donc, s’ils
avaient utilisé la liane dans le seul but de rendre une plante
agissante pourquoi l’utiliseraient-ils pour des plantes comme le toé3 ou le tabac dont les alcaloïdes ne sont pas détruits par la monoamino oxydase ?
Comment
penser que la liane, considérée par ses utilisateurs comme
l’élément clé du mélange, ne serait pour nos pharmacologues au mieux
qu’un tranquillisant, au pire un élément qui évite à la DMT d’être
détruite par le foie ? Si les pratiquants de l’ayawaska mettent en
avant l’élément non psychodysleptique du mélange, c’est que la
compréhension de l’usage de l’ayawaska n’est peut-être pas
dans l’hallucination mais dans l’effet purgatif de l’autre plante.
La liane fait vomir et provoque des frayeurs qui sont censées faire
sens et créer des liens.
On est bien loin alors d’un hallucinogène !
Partie II – Approche ethnopharmacologique
21
Si
la neuropharmacologie constitue la partie de la pharmacologie qui
s’intéresse aux effets des drogues sur les nerfs, le système nerveux
central et si la psychopharmacologie s’intéresse plutôt aux effets
psychiques, l’ethnopharmacologie pourrait être, quant à elle, la science
qui tient compte du savoir et de l’usage traditionnels concernant
ces substances. La prise en compte du rituel et du contexte est
fondamentale pour comprendre l’action même des drogues. J’ai bien
dit « pourrait » car en fait beaucoup de chercheurs ont une
définition beaucoup plus restrictive. Le savoir traditionnel n’est
souvent pris en compte que dans la mesure où il peut faire gagner du
temps à l’analyse pharmacologique proprement dite. Ainsi, si un
médicament traditionnel est préparé en décoction on prendra en
compte le fait qu’il est soluble dans l’eau et qu’il résiste à la
chaleur. Par contre, s’il est dit dans la tradition qu’il faut aussi
souffler du tabac sur les mains et autour du patient, cette
pratique ne sera pas retenue puisque pensée aussitôt par notre
chercheur comme appartenant aux superstitions locales. C’est donc pour
une ethnopharmacologie qui prend le savoir des thérapeutes
traditionnels dans sa totalité, même si la compréhension de se
savoir lui échappe parfois, que je plaide.
Quels sont les
éléments ethnopharmacologiques ou anthropologiques qui permettent
d’avoir un regard différent sur l’ayawaska ? Tout d’abord, écouter
puis tester ce que disent les praticiens de l’ayawaska sur le fait
que la liane est la clé de la décoction. Ce qui m’a permis d’avancer
sur le fait que cet usage n’a pas pour fonction principale la
métabolisation de la DMT s’appuie sur deux observations :il
existe dans certains groupes indiens une manière d’absorber la
chacruna sans passer par le système digestif et donc permettre à
la DMT de passer directement dans le sang;il
existe aussi dans certains groupes indiens et parmi certains
guérisseurs une manière de consommer l’ayawaska seule : c’est-à-dire
une décoction uniquement faite à partir de la liane.
22
Ce sont ces deux modes de consommation que je vais présenter maintenant.
23
Sur le Rio Purus, différents groupes parmi lesquels j’ai séjourné, les Huni
Kuin (connus dans la littérature ethnologique sous le nom de Kashinawa) les Amahuaca, les Shadanawa utilisent une manière de préparer les feuilles de chacruna tout à fait particulière. Les feuilles de chacruna
sont d’abord plongées dans de grandes quantités d’eau : environ
cinq à six kilogrammes de feuilles pour une trentaine de litres
d’eau. Le tout est bouilli pendant une journée entière. Le
deuxième jour, les feuilles sont enlevées et commence alors la
réduction. Quand il ne reste qu’une petite quantité de liquide, le
breuvage est transféré dans une petite marmite. Là, la réduction se
poursuit jusqu’à évaporation complète. Il se forme alors des cristaux
au fond de la marmite. Ces cristaux sont précieusement grattés
puis recueillis dans un mortier en bois et pilés jusqu’à êtres
réduits en une poudre très fine. Cette poudre mélangée à du tabac
lui-même pilé sera ensuite inhalée à l’aide d’une pipe à priser.
Ainsi
absorbée la DMT n’est pas détruite par les enzymes du foie et
passe directement dans le sang. Au dire des usagers, l’effet est
immédiat et foudroyant. Les visions sont intenses et colorées. Il n’est
pas rare que la personne s’effondre tout de suite après
l’inhalation.
Si donc c’était l’effet produit par la DMT contenue
dans la chacruna qui était recherché principalement par les
Indiens, ils n’iraient pas nécessairement compliquer la
préparation en y ajoutant une autre plante qui permettrait certes
de l’avaler plutôt que de l’inhaler mais qui en échange produirait
des malaises physiques extrêmes. Par ailleurs, si je prends
l’exemple des
Huni Kuin que je connais bien, l’usage
de la chacruna inhalée peut être fait durant une session
d’ayawaska par les maîtres de cérémonie en particulier quand les effets
tardent à venir.
Il est donc certain que l’ingestion de la
liane apporte quelque chose de spécifique qu’il convient d’essayer
de comprendre.Et c’est donc l’usage de la
décoction de liane seule qu’il convient d’interroger maintenant.
Pratique que j’ai pu constater chez les Huni Kuin, mais
aussi chez certains guérisseurs de la région de San Martin qui, me
semble-t-il, l’ont empruntée aux Indiens Shuars du Rio Huallaga.
Dans cette région, on appelle cette décoction de liane pure la purgawaska.
Contraction formée à partir du mot Quechua « waska » qui signifie
liane et de « purga » mot espagnol qui signifie purge. La
préparation en est la suivante : les lianes sont d’abord coupées
en tronçons puis broyées avec une masse ou un gourdin. Elles sont
cuites pendant quatre à cinq heures dans de grandes quantités
d’eau. Il en ressort un liquide marron clair. Les candidats devront
en absorber une quantité minimum proche du litre. Il ne semble pas y
avoir de maximum pour ceux qui arrivent à l’ingérer. En effet, la
boisson est amère et fortement vomitive. Et toute « overdose »
paraît impossible.
Quand et pourquoi utilise-t-on cette purgawaska ?
Pour
les candidats chamanes, cela va permettre de comprendre
l’ayawaska elle-même qui deviendra par la suite le médiateur entre
le chamane et les autres plantes. Elle purge mais donne de la force et
permet de ne pas succomber aux visions trop fortes lorsqu’elle est
mélangée ensuite à d’autres plantes productrices de visions comme
la chacruna.
Pour les
guérisseurs métis qui l’utilisent de manière thérapeutique, elle
est considérée comme la première des « purges » et donc permet de «
nettoyer le corps, l’esprit et l’âme de la personne ».
J’ai pu soit observer soit questionner des personnes ayant ingéré cette purgawaska
même si tous ne l’appellent pas ainsi. Il existe des constantes
dans les effets même si l’interprétation de leur origine varie
d’un dispositif à l’autre. Ces effets sont bien sûr les
vomissements mais aussi des pertes de l’équilibre accompagnés de
troubles des perceptions sensorielles. Enfin apparaissent des remontées
fortes d’affect qui produisent parfois des pleurs mais le plus
souvent des frayeurs. Ces frayeurs sont importantes car elles sont
analysées comme ayant une origine différente selon le rituel mais
aussi, bien sûr, selon l’origine culturelle de celui qui
l’ingère. Dans les sociétés indiennes comme celle des Shuars du
Rio Huallaga, il n’y a pas de différence entre les deux aspects.
Aussi l’usage de cette purgawaska est initiatique.
Dans
la société métisse, la purge est un élément fondamental de la
cure et de l’usage de l’ayawaska. D’ailleurs cet effet est appelé «
mareacion » en espagnol et « mareação » en portugais. La mareacion
fait référence au mal de mer, au vertige à la nausée voire au
vomissement. Et c’est cette marecion qui permet de débuter le
travail thérapeutique. Ce travail commence par une purge bien sûr
mais aussi par une attitude d’humilité face au monde et à la
plante. Humilité qui brise et qui oblige souvent celui qui prend
cette potion à être plié en deux en train de « rendre » à la terre
(devolver en espagnol) un peu de ce qu’il a pris.
J’ai aussi questionné des occidentaux venus « essayer » cette purgawaska.
Occidentaux
est à prendre au sens large : ce peut être parfois des citadins
péruviens, psychologue ou universitaire, ce peut être aussi des
Européens venus faire un « stage de développement personnel » ou
encore des étudiants venus mettre en pratique « l’observation
participante » dans un dispositif de consommation de l’ayawaska.
Il est intéressant de constater que parmi ces nouveaux
utilisateurs l’interprétation de la frayeur générée par l’ayawaska
était objectivée. Ainsi les spasmes voire les convulsions et
l’extrême faiblesse faisaient craindre à certains un coma
imminent. Face au guérisseur qui leur exprimait que tout cela était
normal, que la liane était vivante et en train de travailler en
eux, ils avaient, pour les plus savants, en mémoire leurs études
qui leur avaient appris qu’à forte dose les IMAO sont toxiques,
convulsifs et provoquent des comas…
24
Ces deux points, la prise directe de chacruna
et la consommation de l’ayawaska seule montrent bien que même si
l’aspect IMAO de l’ayawaska est important ce n’est pas cela qui a
guidé les Indiens dans ce mélange.
25
La
liane est l’élément clé du mélange. Les thérapeutes, qu’ils soient
chamanes indiens ou guérisseurs métis le disent clairement : « La liane
parle et guérit par la force qu’elle apporte et la feuille montre la
cause du mal par les visions qu’elles procurent. »
26
Et
lors de sessions des guérisseurs amazoniens métis d’Iquitos ou de
la région de San Martin, on peut entendre ce chant ou un autre fort
similaire :
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Aya, ayawaska, cura, cura cuerpecito
Aya, ayawaska, cura, cura almacita
Aya, ayawaska, cura, cura spiritu
Chacruna, chacrunita, pinta, pinta la visiones
con color del arco iris.
Aya, ayawaska, guérit, guérit le corps
Aya, ayawaska, guérit, guérit l’âme
Aya, ayawaska, guérit, guérit l’esprit
Chacruna, chacruna, peint, peint les visions
Avec les couleurs de l’arc-en-ciel.
28
Ainsi dit clairement ce chant, la liane guérit tandis que la chacruna peint les visions.
Qu’est-ce que cela change ?
29
Que cela soit la liane banisteriopsis
qui soit l’opérateur plutôt que la feuille de chacruna change-t-il
quelque chose ? Avant de répondre, on pourrait d’abord réfléchir sur
ce qui a poussé les pharmacologues à mettre en avant la chacruna et son alcaloïde la DMT.
30
Quel
est le constat des pharmacologues ? D’un côté une plante, la
chacruna, contenant un alcaloïde, la DMT, qui est analysé comme
étant un hallucinogène; de l’autre une liane, le banisteriopsis,
contenant des alcaloïdes analysés comme étant tous des IMAO dont les
effets psychotropes ne sont pas très bien compris : léger
changement de perception, tranquillisant, euphorisant, etc. Ce qui
déjà place la DMT et la plante qui la contient dans une position
évidemment première.
31
Il
règne par ailleurs parmi les pharmacologues un allant de soi que la
transe et « l’expansion de la conscience » du chamane sont dues à
des substances visionnaires.
32
Or,
un hallucinogène est un expanseur de conscience évident pour celui
qui ramène la question du chamanisme à cela ! Par contre, on ne voit
pas à quoi peut servir toujours dans cette représentation du chamanisme
un produit dont les effets ne sont « pas très forts » (sic !) et
qui en plus provoque des nausées et des affects extrêmes comme des
frayeurs.
33
Lorsque les Huni Kuin
terminent leurs sessions d’ayawaska, ils s’expriment couramment en
ces termes : « Nous avons eu très peur, c’était très bien !» Ils ne
disent jamais qu’ils ont eu de bonnes visions ! Donc, nous en
revenons bien au fait que c’est la liane dont les β-carbolines
produisent des remontées d’affects qui est bien l’élément clé du
mélange pour comprendre l’usage de cette boisson puisque que les
premiers praticiens de ce breuvage disent bien que c’est cela qu’ils
recherchent.
34
Et
l’opération principale n’est pas la vision produite, même si, nous
le verrons, elle joue un rôle important, mais la frayeur. Cette
frayeur sera selon la culture d’usage de l’ayawaska réinterprétée
différemment en fonction de l’utilisation et de la représentation du
monde. Les Indiens Huni Kuin l’interpréteront quant à eux
comme une stupéfaction face aux esprits du monde autre lorsqu’ils
nous font voir ou même apercevoir ce que peut être la connaissance.
35
Les pratiquants du mouvement religieux du Santo Daime interpréteront cette frayeur comme un manque de foi. Certains guérisseurs ayawaskeros
interpréteront quant à eux ces frayeurs comme des preuves
d’effractions, qu’elles soient des attaques de sorcelleries d’autres
ayawaskeros ou plus simplement la conséquence de jalousies
ou d’envies de proches ou de voisins. Cette frayeur peut parfois
simplement être en relation avec une autre plus ancienne et en
réveillant la première révéler du même coup, lors du rituel, ce qui
rendait malade la personne.
Réhabiliter la frayeur
36
La
frayeur est même tellement l’élément clé de compréhension de
l’usage de la décoction d’ayawaska que l’on peut tout à fait imaginer
une typologie des usages en fonction de l’interprétation et de la
gestion de la peur des différents dispositifs. En effet c’est ce qui
permet de comprendre comment avec la même substance on interprète
différemment les situations. Ce premier point est aisément
compréhensible et ce que l’on fait de cette frayeur est fonction de
ce que l’on pense qu’elle signifie.
37
En schématisant un peu certes, on peut distinguer trois4 grands usages de l’ayawaska : celui des chamanes, celui des guérisseurs et celui des mouvements religieux tel que le Santo Daime.
Nous allons voir qu’il existe trois interprétations de la frayeur,
trois usages mais aussi trois destinations différentes une fois
cette frayeur domptée. Dans tous les cas, la posture, bien que
différente, est une posture d’extrême vigilance. Il ne s’agit jamais
de s’abandonner à la substance mais au contraire de se préparer
avec toute son attention et même sa concentration à la rencontre.
38
Chez les Huni Kuin. Je prendrai pour illustrer l’usage chamanique de l’ayawaska, les Indiens Huni Kuin.
Non que je considère qu’ils sont les plus représentatifs mais ce
sont les Indiens avec qui j’ai échangé le plus autour de ces
questions et qui m’ont permis d’être le témoin de nombreux rituels
d’ayawaska.
Les Huni Kuin distinguent deux types de peurs : date et mese. Date
exprime une peur de surprise voire de sursaut. Elle est perçue
comme extrêmement dangereuse. C’est que j’ai appelé la frayeur.
Cette frayeur, date, est
considérée comme un agent extérieur qui pénètre dans le corps
justement au moment de la surprise ou du sursaut. Le mese
par contre est une peur qui est à l’intérieur du corps; c’est la
peur sans surprise, c’est aussi l’appréhension, comme celle du
jeune chasseur qui va à la chasse en quête de gibier et qui espère
ne pas tomber sur un autre prédateur : jaguar, puma, boa, anaconda,
ocelot, etc. Mais mese signifie aussi faire attention, car pour les
Huni Kuin,
l’attention se situe au cœur même de cette peur qui, lorsqu’elle
est travaillée et maîtrisée, est la force la plus grande que le
chasseur puisse trouver en lui. Très jeune, on apprend aux enfants
à avoir peur et à trouver dans cette peur l’attention nécessaire
face aux dangers de la forêt. Ainsi on dit aux enfants qu’à
l’intérieur d’une fleur peut se cacher un insecte à la piqûre
douloureuse ou derrière un arbuste peut se cacher un serpent à la
morsure mortelle. Les Huni Kuin pensent que seule
la concentration sur le danger éveille tous les sens. Mais si
l’éducation prépare à la rencontre avec le danger et évite d’être
surpris par lui, elle ne simule pas la frayeur et donc ne permet
pas d’évoquer la rencontre avec elle. Seules les prises répétées
d’ayawaska permettent cela. Ces prises ont bien sûr plusieurs
destinations mais il est important ici de constater combien elles
enseignent de la rencontre avec la frayeur que les Huni Kuin nomment date. Le maître de cérémonie après avoir distribué le précieux breuvage à chacun, va appeler les visions et le date: «mia pae datea» (la liane a amené le date sur toi).
Il s’agit pour le maître de cérémonie de guider celui qui a ingéré le breuvage.
Le date,
la frayeur, survient. Le chasseur doit, s’il veut tirer quelque
chose de la rencontre, s’y confronter. Pour cela c’est sa peur,
mese, qu’il convoquera. Ainsi face à la frayeur causée par la liane c’est sa peur que le chasseur Huni Kuin convoque et renforce à chaque prise.Chez les guérisseurs métis. On vient souvent consulter les guérisseurs métis pour cause de frayeur. Selon les endroits, elle est nommée susto, espanto, espasmo.
Ce type de frayeur arrive par surprise et provoque un
décrochement partiel de l’âme. Il convient alors au guérisseur
d’aller rechercher l’âme de la personne effrayée. Ainsi L.P., guérisseur
et ayawaskero de Tarapoto dans la province de San Marin au Pérou
dit consulter essentiellement pour cause de frayeur. À chaque fois
que je suis allé le voir, il y avait en effet des gens qui
venaient consulter pour le susto.
Ainsi, un soir du
mois d’août 1999, vers vingt heures, est arrivé un couple avec un
enfant âgé de deux ou trois ans. Le couple explique que leur
enfant s’est réveillé en sursaut après qu’un énorme cafard soit
tombé dans son lit.
Ceci n’a rien d’extraordinaire dans cette région
où les cafards sont nombreux surtout dans les toits de palme. Mais
les parents se sont mis à s’inquiéter lorsqu’ils ont constaté que
leur enfant était comme inconsolable. Et même s’il a finit par
s’endormir, le lendemain il était grognon et sans appétit. Le soir
venu, le petit enfant étant toujours agité, le couple s’est
décidé à venir consulter. L.P. dit sans hésiter : « C’est le susto!
» Le guérisseur entame un chant et souffle du tabac sur la tête
et les articulations de l’enfant. L’enfant hurle à la première
bouffée de tabac puis se calme et se met à sourire. Le guérisseur
dit qu’il faudra revenir pendant trois jours.
Il donne des
indications sur le régime alimentaire de l’enfant. Après la
séance, j’en profite pour discuter avec L.P. et lui poser des
questions sur la frayeur. Il me dit que les cas comme celui de cet
enfant sont des cas simples car les gens ont pu identifier tout de
suite la frayeur. Mais parfois on ne sait pas. Une personne a pu
être surprise par le susto, presque à son insu. Alors il faut retrouver cette frayeur. Et, dit-il, il n’y rien de mieux que l’ayawaska,
«
la purge des purges ». L’ayawaska oblige les choses qui n’ont pas
à y être, à sortir du corps de la personne. Et si la personne vomit
en ayant très peur c’est que le susto dont elle n’avait même pas idée est en train de sortir de son corps.Chez les pratiquants du Santo Daime.
Les pratiquants de cette religion abordent dans une attitude de
confiance les prises d’ayawaska. Ce sont les seuls utilisateurs
qui considèrent de manière équivalente la liane banisteriopsis et les feuilles de psychotria. Pour eux ils représentent les deux éléments, masculin (la liane) et féminin (la feuille) nécessaires à la vie.
Les
frayeurs qui naissent lors des sessions ne sont que des épreuves
pour les adeptes. Mais le vrai croyant, celui qui a foi en Dieu,
qui lui confie sa vie et qui se discipline en menant une vie en accord
avec les principes de Jésus-
Christ, celui-là, disent les daimistes, n’aura plus jamais peur. La frayeur lorsque l’on ingère de l’ayawaska dans les rituels de Santo Daime
ne témoigne selon eux en définitive que d’un manque de foi. Et,
si l’on se met à vomir, c’est parce que la lumière du Saint-Esprit
à laquelle on est soumis lorsque l’on ingère l’ayawaska dans les
rites du Santo Daime inonde la personne et expulse ce qui
est négatif du corps. Et ce sont toutes les choses négatives,
toutes les choses des ténèbres qui retournent à la terre. Aussi
distingue-t-on un adepte d’un débutant. Les adeptes, « frères
officiels », se tiennent dans une posture rigide assise et ne
vomissent presque jamais.
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Ainsi
si l’interprétation et la destination de la frayeur sont
différentes, voire même opposées dans certains cas, elle est, quant à
elle, toujours omniprésente. Qu’elle soit directe par la « peur au
ventre » que produit la liane banisteriopsis ou indirecte par l’effet de réel que produisent les visions de la feuille de chacruna !
Conclusion
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Le
titre de cet article pouvait au premier abord avoir quelque chose
de provocateur. J’espère avoir montré qu’il n’en est rien. En qualifiant
l’ayawaska d’hallucinogène, on ne fait pas seulement une erreur
d’interprétation des effets provoqués, on passe à côté du
fonctionnement même de cette substance dans les dispositifs
thérapeutiques. Et ce n’est pas seulement à cause de la connotation
négative du terme hallucinogène qui interprète les visions comme des
illusions. Ainsi quand Ott lui préfère enthéogène il restitue
certes l’ordre du monde mais pas le sens recherché.
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Le
sens se trouve justement là où l’on croyait qu’il existait une
confusion sémantique. En effet si la boisson porte le même nom que la
liane c’est bien que cette dernière est l’opérateur clé de la
compréhension de ce qui se passe dans les prises d’ayawaska. Et
l’opération consiste à générer, contrôler et interpréter les affects
en général et la frayeur en particulier et ce bien sûr différemment
selon les conceptions culturelles en jeu.
Reçu en janvier 2001
Patrick Deshayes
Directeur du département anthropologie, Université Paris VII
Notes
[ 1]
La cuisson de l’ayawaska se passe en deux temps. D’abord on fait
cuire les lianes et les feuilles pendant une journée. Ensuite on en
enlève les végétaux pour concentrer le liquide : cette phase est
appelée la réduction ou encore la distillation.
[ 2]
Ainsi Schultes (1972) se demande comment des sociétés qui ne
possèdent aucune connaissance en chimie ou en physiologie ont pu trouver
le moyen d’activer un alcaloïde via un IMAO !
[ 3]
Jean-Pierre Chaumeil décrit fort bien cela dans son travail sur le
chamanisme Yagua. La description de l’ayawaska est faite à partir de
liane banisteriopsis et à partir de feuilles de toé.
[ 4]
Je ne considère pas ici le dispositif thérapeutique mis en place
par le Dr Mabbit au centre de Takiwasi. Mêlant à la fois les pratiques
traditionnelles des guérisseurs de la région de San Martin avec une
pratique médicale occidentale appropriée ainsi qu’un suivi
psychothérapeutique. Fruit d’une histoire singulière il ne pourrait
guère rentrer dans ce tableau général et nécessite une étude
particulière
source
http://www.cairn.info/article_p.php?ID_REVUE=PSYT&ID_NUMPUBLIE=PSYT_081&ID_ARTICLE=PSYT_081_0065